18
Le temps a une flèche, m’avait un jour dit Sue Chopra. Une flèche qui file dans une seule direction. En associant du feu et du petit bois, vous obtenez des cendres. En associant du feu et des cendres, vous n’obtenez pas de bois.
La moralité a une flèche aussi. Passez à l’envers un film consacré à la Seconde Guerre mondiale et vous en inversez la logique morale. Les Alliés signeront un traité de paix avec le Japon juste avant de bombarder Hiroshima et Nagasaki. Les nazis extrairont les balles des têtes de juifs émaciés et s’occuperont d’eux jusqu’à ce qu’ils recouvrent la santé.
Le problème avec la turbulence tau, disait Sue, c’est qu’elle mélange ces paradoxes dans la vie de tous les jours.
Au voisinage d’un Chronolithe, un saint pourrait se révéler très dangereux. Un pécheur était probablement plus utile.
Sept ans après Portillo, avec l’armée qui monopolisait la production des industries de communication et de calcul, un substrat à processeur d’occasion de qualité convenable pour le grand public se négociait jusqu’à deux cents dollars sur le marché libre. Une carte Marquis Instrument de l’année 2025 surclassait ses équivalents modernes tant sur le plan de la rapidité que sur celui de la fiabilité. Cela valait littéralement son pesant d’or. J’en avais cinq dans le coffre de ma voiture.
Avec mes cartes et mon assortiment de connecteurs, d’écrans, de paraboles, de codems et autres accessoires externes en surplus, je roulais vers le marché libre de Nicollet Mail. Par cette claire et agréable matinée d’été, même les fenêtres vides de la tour Halprin – dont la construction avait cessé à mi-chantier en janvier, quand elle avait vu s’évanouir son soutien financier – semblaient joyeuses, tout là-haut dans l’air plus ou moins propre.
Un sans-abri avait déroulé sa couverture à mon emplacement habituel près de la fontaine, mais il n’a pas protesté quand je lui ai demandé de se pousser. Il connaissait les usages. Sur le marché, les créneaux étaient jalousement gardés et l’ancienneté des vendeurs scrupuleusement respectée. De nombreux vendeurs du Nicollet y venaient depuis les premiers jours de la contraction économique, époque où la police locale s’était taillé la réputation de faire appliquer les lois anticolportage à la pointe du fusil. Le genre d’épreuve qui engendre la solidarité. Nous nous connaissions tous, et même si les conflits n’étaient pas rares, les vendeurs mettaient un point d’honneur à respecter et à protéger les emplacements des autres. Les vétérans de longue date tenaient les meilleurs, et les nouveaux prenaient ce qu’il restait en attendant souvent des mois, parfois des années, qu’un emplacement se libère.
J’avais pour ma part un statut situé quelque part entre les vétérans et les nouveaux. L’emplacement de la fontaine, quoique éloigné des allées principales, était assez spacieux pour que je puisse y garer ma voiture et y décharger ma table pliante et mon stock sans chariot… du moins si j’arrivais tôt et préparais le tout avant que les foules se forment.
Ce matin-là, j’étais un peu en retard. Mon voisin d’emplacement, un vendeur et tailleur de vêtements usagés nommé Duplessy, avait déjà monté son stand. Il s’est approché tranquillement pendant que je déballais mes articles.
Il a vu la nouvelle marchandise. « Ouah, des cartes de substrat, a-t-il dit. Elles sont authentiques ?
— Ouaip.
— Elles ont l’air de bonne qualité. Tu es de mèche avec un fournisseur ?
— Non, un coup de chance. » De fait, j’avais acheté ces cartes à un liquidateur de mobilier de bureau et de lampadaires, un amateur qui n’avait pas la moindre idée de leur véritable valeur. Malheureusement, une telle occasion ne se représenterait plus.
« Un troc, ça te dit ? Je pourrais te faire un chouette costume de soirée…
— Et qu’est-ce que je ferais d’un costume, Dupe ? »
Il a haussé les épaules. « Je posais juste la question. Espérons qu’on aura des clients, aujourd’hui, malgré la parade. »
J’ai froncé des sourcils. « Encore une parade ? » Je me suis reproché de n’avoir pas écouté plus attentivement les infos.
« Une nouvelle parade A&P. Avec plein de drapeaux et de connards, mais sans confettis. Ni clowns… du moins au sens propre. »
Adapt & Prosper était une faction kuiniste dure, en dépit de sa rhétorique parfois conciliatrice, et chaque fois que ses membres défilaient dans les Twin Cities derrière leur bannière rouge et bleue, nous avions le droit à une contre-manifestation et à quelques matraquages photogéniques. Les jours de parade, les non-combattants tendaient à éviter les rues. J’imagine que les copperheads avaient toujours le droit d’exprimer leurs opinions, personne n’ayant abrogé la Constitution. Mais je trouvais dommage qu’ils aient choisi justement ce jour-là, que le ciel bleu et la brise fraîche rendaient parfait pour le shopping.
Dupe m’a confié son stand à surveiller le temps de courir se procurer un petit déjeuner à un chariot. À son retour, j’avais déjà vendu l’une de mes cartes à un autre vendeur, et au déjeuner, malgré l’affluence modeste, deux autres étaient parties, et toutes au prix fort. J’avais fait un joli bénéfice dans ma journée, aussi ai-je remballé lorsque les rues se sont vidées, vers une heure. « Alors, on a peur d’un bon petit combat de rues ? a persiflé Dupe de derrière ses piles de tissus de coton et de denim.
— Plutôt de la circulation. » Il y aurait sûrement des barrages de police dans tout le centre. Déjà, alors que la foule se clairsemait, j’avais vu se rassembler sur les trottoirs des jeunes hommes sinistres qui portaient des brassards A&P ou arboraient des tatouages K+.
Mais la circulation et les risques de violence m’inquiétaient moins que l’homme maigre et barbu qui était passé à deux reprises devant mon stand et traînait encore dans les parages, détournant les yeux avec une indifférence de toute évidence feinte chaque fois que je regardais dans sa direction. J’avais eu mon lot de clients frileux ou indécis, mais ce monsieur-là n’avait jeté à ma marchandise qu’un bref coup d’œil superficiel et semblait plus intéressé par sa montre, qu’il consultait à tout bout de champ. Un tic inoffensif, sans doute, mais cela me rendait nerveux.
J’avais appris à me fier à ce genre d’instinct.
J’ai réussi à sortir du centre avant que les choses sérieuses commencent. Les échauffourées entre pro et anti-K étaient quasiment devenues monnaie courante ces derniers temps, et la police avait appris à les gérer. Mais les résidus des gaz pacificateurs (dont l’odeur évoquait à la fois la litière de chat humide et l’ail fermenté) flotteraient des jours durant, et la municipalité devrait dépenser une petite fortune pour débarrasser les rues des masses oxydantes de mousse-barrière.
Il y avait eu beaucoup de changements depuis l’arrivée du Chronolithe de Portillo, sept ans plus tôt.
Comptez-les, ces années : sept, les années de nervosité préguerre, les années pessimistes. Des années durant lesquelles rien n’avait semblé se dérouler correctement dans le pays, même en passant sur la crise économique, les mouvements de jeunes kuinistes et les mauvaises nouvelles venues de l’étranger. Le désastre du Mississippi-Atchafalaya s’éternisait. En aval de Bâton Rouge, le Mississippi s’était frayé un nouveau chemin vers la mer. L’industrie et le transport fluvial avaient été dévastés, des villes entières noyées ou privées d’eau potable. Rien de sinistre à cela, rien que la nature remportant un round contre le service du génie civil. La sédimentation modifiait les pentes des rivières et la gravité se chargeait du reste. Mais cela semblait bizarrement symbolique, à ce moment-là. On ne pouvait s’empêcher de remarquer le contraste entre Kuin, qui avait maîtrisé jusqu’au temps, et nous, que l’eau paralysait.
Si, sept ans plus tôt, je ne me serais jamais imaginé dans la peau d’un vulgaire ferrailleur, je m’estimais désormais privilégié d’avoir ce travail. Je gagnais en général de quoi payer le vivre et le couvert. Beaucoup n’avaient pas cette chance. Beaucoup avaient dû pointer au chômage et fréquenter les soupes populaires, terrain de recrutement favori des armées de militants P-K et A-K.
J’ai essayé de téléphoner à Janice de la voiture. Après quelques faux départs, la connexion s’est établie, à un débit en baud si ridiculement diminué que Janice semblait crier dans un rouleau de papier toilette. Je lui ai annoncé vouloir inviter Kait et David à dîner.
« C’est la dernière soirée de David, a-t-elle répondu.
— Je sais. C’est pour ça que je veux les voir. Je sais que je ne préviens pas longtemps à l’avance, mais je n’étais pas sûr que je finirais assez tôt en ville. » Ou plutôt que j’aurais assez de fric pour financer ne serait-ce qu’un repas à la maison pour quatre, mais ça, je ne l’ai pas dit à Janice. Les cartes Marquis avaient subventionné ce petit luxe.
« Très bien, mais ne les ramène pas trop tard. Demain, David se lève tôt. »
David avait reçu son avis d’incorporation en juin et devait partir faire ses classes dans un camp uniforce de l’Arkansas. Kait et lui n’étaient mariés que depuis six mois, mais le conseil de révision s’en fichait. L’intervention militaire en Chine consommait des cargaisons de fantassins.
« Préviens Kait que j’arriverai vers cinq heures », ai-je eu le temps d’ajouter avant que la liaison téléphonique ne grésille et s’interrompe. J’ai ensuite appelé Ashlee pour l’informer que nous aurions des invités et me suis porté volontaire pour les courses.
« J’aimerais tant qu’on ait de quoi acheter de la viande, a-t-elle soupiré.
— On a.
— Tu plaisantes. Comment ? Les cartes de substrats ?
— Ouaip. »
Elle a gardé le silence un instant. « Ce ne sont pas les usages qui manqueraient pour cet argent, Scott. »
En effet, mais j’ai choisi de l’échanger sur le comptoir d’un boucher contre quatre petits biftecks dans l’aloyau. J’ai aussi pris du riz basmati, des pointes d’asperges fraîches et du vrai beurre chez l’épicier. À quoi sert de vivre si on ne peut pas, au moins une fois de temps en temps, vivre.
Kait et David s’étaient installés dans un espace de rangement réaménagé au-dessus du garage de Janice et de Whit. Cela semble très peu séduisant sur le papier, mais ils avaient réussi à transformer ce grenier froid sous les combles en un nid relativement chaud et confortable, meublé du vieux canapé de Whit et d’un grand lit en fer forgé légué par les parents de David.
Le grenier leur permettait aussi de prendre un peu de distance avec Whit, dont ils n’étaient pas en mesure de refuser la charité. En auguste copperhead, Whit désapprouvait les combats de rue, mais il prenait ses opinions politiques au sérieux, et il ne manquait jamais de prononcer un petit sermon conciliant pour la majorité au moindre temps mort dans la conversation.
Je suis allé chercher Kait et David en voiture pour les conduire au petit appartement dans lequel Ashlee et moi vivions. Kait n’a rien dit de tout le trajet, gardant une expression courageuse malgré le souci qu’elle se faisait visiblement pour son mari. David a compensé en commentant l’actualité (l’évincement du Parti fédéral, les combats à San Salvador), mais tant sa voix que ses gestes trahissaient une égale nervosité. Il y avait de quoi. Personne n’a mentionné la Chine, même en passant.
David Courtney ne m’avait pas fait forte impression quand Kait me l’avait présenté l’année précédente, mais j’en étais venu à beaucoup l’apprécier. Il avait tout juste vingt ans et affichait la fadeur émotionnelle – ce que les psychologues nommaient « manque d’affect » – caractéristique de sa génération élevée à l’ombre de Kuin. Mais derrière cette façade, David s’était révélé un jeune homme chaleureux et réfléchi, dont on ne pouvait nier l’attachement à Kait.
Il n’était pas particulièrement beau – les incendies de Lowerton en 2028 lui avaient laissé une cicatrice sur le visage – et en aucun cas riche ou de bonne famille. Mais il travaillait (ou avait travaillé jusqu’à réception de son ordre d’incorporation) comme conducteur de chargeuse à l’aéroport et était à la fois intelligent et adaptable, deux qualités indispensables dans cette période sombre d’un siècle sombre.
Leur mariage, intime et subventionné par Whit, s’était déroulé dans une église de la paroisse de Whit qui comptait sans doute une moitié de copperheads non déclarés parmi ses diacres. Kait portait la vieille robe de mariage de Janice, ce qui me rappelait quelques souvenirs gênants. Mais la cérémonie avait été jolie, selon les standards modernes, et elle avait ému aux larmes Janice et Ashlee.
Kaitlin est montée à l’appartement pendant que David et moi activions les alarmes et les protocoles de sécurité de l’automobile. Je lui ai demandé comment Kait réagissait à son départ imminent.
« Elle pleure de temps en temps. Ça ne lui plaît pas. Mais je pense qu’elle s’en sortira.
— Et toi, ça va ? »
Il a écarté les cheveux de ses yeux, révélant un instant le tissu cicatriciel qui lui gâtait le front. Il a haussé les épaules.
« Pour l’instant, ça va. »
J’ai proposé de faire griller les steaks, mais Ashlee n’a pas voulu en entendre parler. C’était nos premiers steaks depuis presque un an, et elle n’était pas prête à me les confier. Elle m’a suggéré de couper les oignons, ou mieux, d’aller tenir compagnie à Kait et David et de lui ficher la paix en cuisine.
Peut-être avais-je eu tort de choisir des steaks : c’était une nourriture de fête, et il n’y avait rien à fêter ce soir-là. Kait et David échangeaient des regards inquiets en s’efforçant visiblement d’oublier leur angoisse, sans y parvenir un seul instant. Lorsque Ashlee a servi le dîner, chacun de nous jouait manifestement la comédie aux autres.
Ashlee et moi avions loué cet appartement au quatrième étage peu de temps après notre mariage, six ans plus tôt en juillet. Le loyer en était contrôlé par la loi Stoppard, mais l’entretien de l’immeuble était d’une désinvolture qui confinait à la négligence. La tuyauterie de notre voisin du dessus avait fui dans les placards de notre cuisine jusqu’à ce qu’Ash et moi montions avec PVC et outils de plombier pour régler nous-mêmes le problème. Mais ce soir-là, par les fenêtres du salon qui donnaient au sud-ouest sur les faubourgs peu élevés – bardeaux, photopiles, cimes d’arbres –, montait au-dessus de l’horizon une grande lune presque assez lumineuse pour qu’on puisse lire à sa lueur.
« Difficile de croire que des gens vivaient là-haut », a dit Kait, presque hypnotisée par l’astre.
Le passé contenait bien d’autres choses devenues difficiles à croire. L’année précédente, j’avais observé par cette même fenêtre l’usine orbitale Corning-Gentell abandonnée brûler lors de sa rentrée dans l’atmosphère, en semant du métal fondu tel un cierge magique. Dix ans plus tôt, soixante-quinze êtres humains vivaient en orbite ou au-delà. Il n’y en avait plus un seul.
Je me suis levé pour ouvrir un peu plus les rideaux. C’est alors que j’ai repéré le vieux GM à rendement, parqué devant la porte à barreaux du Mukerjee Dollar Bargain Store, avec à la fenêtre un visage barbu que les microlampes au soufre de l’éclairage public ont illuminé jusqu’à ce que l’homme tourne la tête.
Je ne pouvais jurer qu’il s’agissait du même type que j’avais vu traîner près de mon stand au Nicollet Mail, mais j’aurais parié que oui.
Je n’en ai pas parlé à ma famille, me contentant de me rasseoir et de me forcer à sourire – tous nos sourires étaient fabriqués, ce soir-là. En prenant le café, David a parlé un peu plus en détail de ce qu’il pourrait avoir à affronter avec les Uniforces au cours de sa conscription. À moins d’avoir la bonne fortune de se retrouver dans un poste administratif ou technique, il aboutirait probablement en Chine avec l’infanterie. Mais les combats n’allaient plus durer bien longtemps, a-t-il assuré à Kait, aussi n’y avait-il pas de problèmes ; et nous avons tous fait semblant de croire à cette contrevérité absurde.
Si Kaitlin avait été enceinte, David aurait bien entendu obtenu un sursis, mais cela était impossible. En lui endommageant l’utérus, l’infection attrapée à Portillo l’avait rendue stérile. David et elle pouvaient avoir des enfants, mais uniquement par conception in vitro, ce qu’aucun d’entre nous, loin de là, n’avait les moyens de leur payer. À ma connaissance, David n’avait même jamais évoqué ce sujet – l’impossibilité d’un sursis pour cause de paternité – avec Kait. Il l’aimait, je crois, très sincèrement. Les mariages blancs pour obtenir un sursis étaient relativement courants à cette époque, mais Kait et David n’étaient pas du tout dans ce cas-là.
Ashlee a servi le café et a entretenu une conversation joyeuse pendant que je m’efforçais de ne pas penser au type dehors. Je me suis retrouvé à observer Kait qui observait David en silence, et je me suis senti très fier d’elle. Kait, qui (comme chacun de nous, à cause de cette immersion profonde dans l’Age des Chronolithes) n’avait pas eu une vie simple, avait néanmoins acquis une immense dignité personnelle, comme une lumière brillante qui parfois semblait irradier de sa peau. C’était le miracle de notre brève union, à Janice et moi, que d’avoir produit sans nous en rendre compte cette âme humaine puissamment vivante. Nous avions propagé de la bonté malgré nous.
Mais il fallait laisser Kait et David à leurs dernières heures ensemble. J’ai demandé à Ashlee de les raccompagner. Surprise, elle m’a fixé d’un regard pénétrant et inquisiteur, mais a accepté.
J’ai chaleureusement serré la main de David en lui souhaitant bonne chance. J’ai longuement étreint Kait. Et quand ils m’ont laissé seul, je suis allé dans la chambre prendre le pistolet sur la dernière étagère du placard à linge, pistolet dont j’ai enlevé le cran de sûreté.
J’ai déjà mentionné, je crois, avoir grandi dans le dégoût des armes à feu des premières décennies du siècle. (De ce siècle qui entame son dernier quart au moment où j’écris ces lignes… mais je ne devrais pas anticiper ainsi).
Les pistolets étaient redevenus à la mode durant les troubles. En posséder un ne me plaisait pas – cela me donnait entre autres un sentiment d’hypocrisie –, mais j’avais fini par me convaincre que la prudence l’imposait. Aussi avais-je suivi les cours requis, rempli tous les formulaires, enregistré tant l’arme que mon génome auprès de l’administration adéquate, et acheté ce pistolet de petit calibre qui a reconnu mes empreintes digitales (et n’en reconnaîtrait aucune autre) quand je l’ai saisi. Je le possédais depuis maintenant trois ans sans m’en être jamais servi à part au stand de tir.
Je l’ai glissé dans ma poche, puis j’ai descendu les quatre étages jusqu’à l’entrée de l’immeuble et traversé la rue en direction de l’emplacement occupé par le véhicule.
Le barbu assis sur le siège conducteur n’a montré aucun signe d’inquiétude. Il a souri – d’un sourire plutôt bête – à mon approche. Une fois à portée de voix, je me suis adressé à lui : « Il va falloir m’expliquer ce que vous faites là. »
Son sourire s’est élargi. « Tu ne me reconnais vraiment pas, hein ? Tu n’as pas la moindre idée de qui je suis. »
Je ne m’attendais pas à une telle réaction. La voix me semblait familière, mais sans que je parvienne à l’identifier.
Il a tendu la main par la fenêtre. « C’est moi, Scott. Ray Mosely. Avec vingt kilos en moins. Et la barbe en plus. »
Ray Mosely. La doublure de Sue Chopra, son incurable courtisan.
Je ne l’avais pas revu depuis l’aventure de Kait à Portillo – depuis que je m’étais retiré de toute cette histoire pour refaire ma vie avec Ashlee.
« Eh bien merde, fut tout ce que je suis arrivé à dire.
— Tu n’as pas changé. Ça nous a facilité la tâche pour te retrouver. »
Sans sa graisse corporelle, il semblait presque décharné, malgré la barbe. On aurait presque dit son fantôme.
« Ce n’était pas la peine de me prendre en filature, Ray. Il suffisait de venir me dire bonjour à mon stand.
— Les gens changent, tu sais. Tu aurais très bien pu devenir un copperhead pur et dur.
— Va te faire foutre.
— Parce que c’est important. Nous avons comme qui dirait besoin de ton aide.
— Qui ça, « nous » ?
— Sue, pour commencer. Elle aurait bien besoin d’un endroit où loger quelque temps. »
Je m’efforçais encore d’assimiler cette information lorsque la vitre arrière s’est baissée pour permettre à Sue en personne de sortir de l’obscurité sa grosse tête disgracieuse en forme de cacahouète.
Elle a souri. « Salut Scotty ! Comme on se retrouve ! »